Sharper : arnaques en cascade

par | 27 février 2023

Sharper : arnaques en cascade

Les fans de récits tortueux et de manipulations sophistiquées seront aux anges avec Sharper, thriller imparfait mais prenant.

« Il est impossible d’arnaquer un homme honnête ». Ce mantra à double sens est au cœur de Sharper, premier film exclusif livré par la plateforme AppleTV+ en 2023. Pour qu’une arnaque fonctionne, il faut flatter les bas instincts de sa proie et être sûr qu’elle y succombe, nous dit le premier long-métrage de Benjamin Caron. Ce vétéran des séries TV ne se prive pas, avec ses auteurs, de nous mener nous, spectateurs, en bateau pendant deux bonnes heures.

C’est un plaisir toujours renouvelé de voir débarquer un film d’arnaque sophistiqué et soigné : ce sous-genre reste en effet éminemment cinématographique, dans le sens où il fait de la mise en scène et du montage un complice actif des machinations du protagoniste. Un arnaqueur de fiction est toujours en position de force, car il est le seul avec le spectateur à savoir qu’il dit des mensonges et suit un scénario écrit à l’avance pour duper sa proie. Que se passe-t-il, demande Sharper, quand tous les protagonistes jouent à ce jeu en même temps sans que l’audience sache qui ment à qui, et sur quoi ?

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Pour bien nous perdre dans son intrigue labyrinthique, Sharper se présente comme un thriller à tiroirs chapitré, dans lequel chaque nouveau segment se concentre sur un personnage différent ET remonte progressivement dans le temps. Tout commence avec Tom (Justice Smith, The Voyeurs), jeune homme timide qui débute une romance avec Sandra (Briana Middleton, The Tender Bar), jolie étudiante qui pousse un jour les portes de sa librairie new-yorkaise. Leur idylle est attendrissante et presque trop parfaite, jusqu’au jour où Sandra avoue à Tom que son frère est endetté jusqu’au cou et a besoin de 350 000 dollars pour échapper à un sort funeste. La main sur le cœur, Tom, qui révèle de son côté être le fils d’un milliardaire, accepte naïvement de lui prêter l’argent…

« Sharper est souvent jouissif par son côté imprévisible et amoral, mais sacrifie en partie ses protagonistes sur l’autel de l’efficacité narrative. »

Ce court résumé ne révèle qu’un ou deux twists d’un script qui en réserve, jusqu’à la dernière minute, un sacré paquet. Les scénaristes Brian Gatewood et Alessandro Tanaka ont peaufiné une machine narrative rutilante, qui se déplie à reculons comme un film choral où chaque nouveau protagoniste se révèle plus insaisissable et multi-facettes que celui qui le précédait. C’est en soi un petit tour de force de ne pas savoir sur quel pied danser et où vont nous mener les segments de Sandy, Max (Sebastian Stan, impénétrable) puis Madeline (une rayonnante Julianne Moore), alors que l’on sait à l’avance – ou tout du moins, on croit savoir – quels sont leurs objectifs et leurs cibles respectives. Mentir, jouer à être un autre, contrôler ses émotions tout en étant sincère : ces purs artifices de comédiens continuent de fonctionner à l’écran lorsqu’ils sont joués avec conviction, même si la formule ne date pas d’hier (Sharper évolue dans l’ombre évidente des polars gigognes de David Mamet et des Arnaqueurs de Stephen Frears).

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Sharper : arnaques en cascade

Baignant dans une esthétique urbaine nocturne ouatée, où les bas-fonds de la mégapole s’avèrent aussi clinquants que les penthouses fastueux de la haute bourgeoisie new-yorkaise, porté par une bande originale démonstrative, Sharper est souvent jouissif par son côté imprévisible et amoral, mais sacrifie en partie ses protagonistes sur l’autel de l’efficacité narrative. Bien qu’elle parvienne parfois à éclipser l’ensemble de ses partenaires, Julianne Moore arrive par exemple assez tard dans l’équation, et un goût de trop peu, trop vite, accompagne son personnage balançant entre mélancolie et arrivisme impitoyable. En comparaison, le falot Justice Smith se voit accorder beaucoup de temps d’écran pour défendre un protagoniste aussi lisse, moins vicieux et donc moins intrigant que ses partenaires de jeu. Il faut bien cela pourtant pour justifier un dernier acte en forme d’ultime arnaque à double fond, escamotant une conclusion tragique pourtant cohérente avec le ton glacé et hitchcockien du film, au profit d’un happy end manichéen trop bien enveloppé pour rester dans les mémoires. Sharper s’était peut-être vu trop beau au moment de nous jouer son dernier tour.