Ça ne surprendra personne de le rappeler, mais réaliser un film d’animation en image par image, qui plus est un long-métrage, c’est un petit exploit en soi. Cela prend du temps, exige une patience infinie, un soin maniaque de tous les instants. De la précision du geste et de l’animation découle tout le reste : l’émotion, l’attachement aux personnages, l’énergie de l’univers déployé… Il a fallu presque une décennie à Claude Barras, réalisateur suisse de courts-métrages, pour mettre en boîte Ma vie de Courgette, sensation de la dernière Quinzaine des Réalisateurs et grand vainqueur du Festival d’Annecy. De quoi peaufiner, on l’imagine, son scénario adapté du roman de Gilles Paris, Autobiographie d’une Courgette par la cinéaste Céline Sciamma (Tomboy). De quoi expliquer aussi la limpidité lumineuse de cette histoire d’enfance maltraitée et réinventée, porteuse d’un espoir immense magnifié par le pouvoir d’évocation de la stop-motion.

Une enfance à reconstruire

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Sur une musique répétitive et distordue de Sophie Hunger, Ma vie de Courgette débute comme un film social un peu glauque qui aurait été visité par l’esprit de Tim Burton. Le petit Courgette, du haut de ses dix ans, se réfugie dans l’imaginaire pour échapper à son morne quotidien d’enfant unique, prisonnier d’un appartement où il vit seul avec sa mère alcoolique et dépressive. Suite à un tragique accident, Courgette devient, soudain, un orphelin. Direction le foyer pour enfants : un refuge de laissés-pour-compte où il fait la connaissance de Simon, petit rebelle au lourd passé (« Mon père et ma mère se droguaient. En même temps… »), de Béatrice, dont la mère a été renvoyée à la frontière, ou encore, et surtout, de Camille, aux mains d’une tante cupide, et pour qui le cœur de Courgette va se (re)mettre à battre. Désarmés, déboussolés, les enfants vont pourtant se reconstruire en créant, avec les moyens du bord et des adultes bienveillants, une nouvelle famille.

[quote_center] »C’est la justesse de l’évocation de ce cercle d’amis improvisé, amoché et solidaire, qui permet à Ma vie de Courgette d’atteindre sa cible.[/quote_center]

D’un tel sujet, de moindres réalisateurs auraient pu tirer un vague drame plus ou moins voyeuriste, flirtant avec le misérabilisme et la révolte facile. La perspective d’assister à un Polisse 2 aurait rendu le projet peu attirant. Le choix d’adapter ce récit (dont la sourde violence morale a été atténuée dans la transition entre l’écrit et l’écran) au format d’un film d’animation, qui plus est en volume, est une idée de génie, qui porte immédiatement ses fruits lorsque nous faisons la connaissance de Courgette. Tout aussi inspiré par les studios Aardman que par l’école tchèque, Barras a misé sur un univers en dur, poétique et concret, qu’on jurerait sorti d’une chambre d’enfant. Les voitures ont des angles carrés, le foyer a des allures de maison de poupée, et surtout les enfants ont une silhouette frêle s’agitant sous une grande tête surmontée d’immenses yeux, comme si leur corps rétrécissait pour nous permettre de mieux plonger dans les abîmes interrogatifs de leur regard. Barras fait passer mille expressions dans ces grands yeux, tantôt écarquillés, baissés, voilés par une mèche protectrice, mouillés de grandes larmes… Bien aidé par le travail vocal gorgé de spontanéité des petits doubleurs débutants (soutenus par des adultes reconnus comme Michel Vuillermoz), Barras donne vie à un groupe de personnages d’autant plus adorables dans leurs excentricités que nous savons parfaitement de quoi elles découlent, et pourquoi elles leur sont essentielles.

Ensemble, c’est tout

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Plus que l’admirable soin technique avec le film est composé (résultat, tout de même, de 18 mois de tournage par une équipe d’une trentaine d’animateurs… de la patience, on vous dit), c’est la justesse de l’évocation de ce cercle d’amis improvisé, amoché et solidaire, qui permet à Ma vie de Courgette d’atteindre sa cible. En revêtant les oripeaux d’une œuvre pour enfants pour évoquer une enfance normale dont sont privés Courgette et ses camarades, le film développe en filigrane un sous-texte imparable sur le pouvoir réparateur de l’art et plus généralement de l’imaginaire. Quoi de plus évident alors qu’un cerf-volant, fabriqué avec les moyens du bord, pour faire office de symbole récurrent de ce besoin de liberté et d’échappatoires ?

Même s’ils paraissent désœuvrés ou en perte de repères, les enfants du foyer sont tout aussi débrouillards et innocents que les autres gamins de leur âge. Barras le souligne admirablement lors d’un de ses longs plans mobiles, lorsqu’un travelling arrière fige la bande s’amusant dans la neige, avant de rester pétrifiés devant ce qu’ils perçoivent du monde extérieur, qui leur semble hors de portée. Céline Sciamma ménage ainsi de beaux moments introspectifs pour dépeindre le quotidien du foyer, entre le tableau météo symbolisant les états d’âme des pensionnaires, les soirées passées à écouter tout seul Bérurier Noir, les premiers amours hésitants, les coups fourrés contre les adultes malveillants, et les adieux déchirants. Tout respire le besoin de croire en une nécessaire reconstruction, qui se fait grâce à une communauté d’esprits et de cœurs. C’est d’une évidence rassurante, ça fait du bien à l’esprit, et il est juste dommage que cette aventure initiatique au pays de Courgette ne s’étende pas au-delà d’une petite heure et cinq minutes. Mais bon : vu le temps nécessaire à la réalisation d’une minute de métrage en image par image, impossible de leur en vouloir… !


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Quatre sur cinq
Ma vie de Courgette
De Claude Barras
2016 / France – Suisse / 66 minutes
Avec les voix de Gaspard Schlatter, Michel Vuillermoz
Sortie le 19 octobre 2016
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