Qu’arrive-t-il lorsqu’une cheptel de stars outrageusement attirant, poids lourds littéraires et cinématographiques, se rencontre autour d’un même projet, cristallisant ainsi les attentes de toute une industrie ? Il arrive que la somme de leurs talents soit inférieure à leur addition, tout simplement, et c’est la vérité cruelle qui ressort d’un film comme Cartel, association entre Ridley Scott et l’écrivain Cormac McCarthy. On ne va pas revenir sur le palmarès indécent des deux artistes, qui croulent, avec quelques baisses de régime notables, sous les récompenses et les succès depuis plus de trente ans, ni sur leur âge, sinon canonique, du moins vénérable (sir Ridley a 76 ans, McCarthy 80) : le simple effet que le réalisateur de Prometheus adapte à l’écran un scénario original de l’auteur de No country for old men suffit à exciter n’importe quel cinéphile doué de raison – et de clémence envers la filmographie pour le moins inégale du Britannique – surtout quand cette promesse s’accompagne à l’écran d’un casting explosant le record 2013 de glamour cumulé par centimètre d’écran.

[quote_left] »Est-ce un hasard si l’une des stars de Breaking Bad, Dean Norris (aka Hank Schrader dans la série) fait une apparition fugace ? »[/quote_left]Indubitablement, le côté prestige d’un film comme Cartel s’est bel et bien vu transposé à l’écran : outre le star-power d’un générique où se bousculent Brad Pitt, Penelope Cruz ou Cameron Diaz, l’action se situe à la frontière mexicaine, sur un territoire ô combien cinégénique tombé aux mains des narco-trafiquants, aussi invisibles qu’impitoyables, et qui pour McCarthy sont une parfaite métaphore de l’inéluctabilité du destin en marche. Un parfum âcre de fatalisme règne sur Cartel, qui prend un malin plaisir à envelopper ses personnages dans des décors de luxe factices et outrés, tranchant brutalement avec des séquences parallèles montrant le véritable visage du trafic de drogue : une guerre sans prisonniers, menée par de sordides hommes de main aux « gadgets » aussi létaux que barbares. C’est dans ce monde sans merci que l’avocat joué par Michael Fassbender, qui n’a pas d’autre nom que « maître » (ou « counselor » en VO), met le doigt de son plein gré, investissant ses billes on ne sait trop comment en compagnie d’un patron de boîte de nuit (Javier Bardem, les cheveux aussi explosés qu’une petite frappe échappée de Crows Zero), dans un convoyage de cocaïne vers les USA. Quel rôle joue-t-il dans l’affaire ? Difficile à dire, voire impossible, tant Cartel joue exagérément sur l’ellipse et le superflu, jugeant opportun d’éliminer toute transition, ou dialogue trop explicatif, pour se pencher de tout son long sur les états d’âme de ses personnages. Car, oui, Cartel est un film introspectif, au-delà du raisonnable.

Le sens de la vie… et du sexe, surtout

Cartel : à la frontière de l’ennui

Toujours est-il que sitôt le pacte passé avec son ami hirsute, qui raconte des histoires salaces sur son ex-strip-teaseuse de copine (Cameron Diaz, carrément vulgaire en garce intégrale peroxydée), dont l’une, que nous baptiserons « celle avec le poisson-chatte », n’aurait pas dépareillé dans le Crash de Cronenberg, le tourmenté et bien naïf Fassbender sent venir rapidement le vent des ennuis. Un gang rival a intercepté de manière spectaculaire et sanglante le fameux convoi, et le cartel a besoin d’un bouc émissaire, en l’occurrence lui – le détail qui l’incrimine est aussi infime qu’arbitraire. Le « maître » est dans le pétrin, et sa femme (Pénélope Cruz, adorable même si son rôle se résume à dire des obscénités sur son entrejambe) encore plus. Au milieu de beau petit jeu de massacre, l’ami Brad Pitt, toujours coiffé comme dans une pub pour L’Oréal, cabotine gentiment dans un rôle de médiateur parfaitement inutile et transparent.

Pour dire les choses simplement, on se gratte aussi souvent la tête devant Cartel que l’on lève aux yeux au ciel dans une attitude mêlée d’étonnement médusé et de consternation pure et simple. Car Scott et McCarthy, sans rien renier de leur misanthropie pour l’un et de leur style visuel pour l’autre, ont consciemment décidé d’aller à rebours des attentes du public, qui pouvait légitimement s’attendre à un No country for American gangsters. L’essentiel des deux heures est ainsi consacré aux interminables conversations entre Fassbender et les autres personnages, comme dans une succession de saynètes censées s’interroger, et nous interroger, sur le sens de la vie, de la mort, et des conséquences de nos choix. Et sur le cul, matrice de tous les instincts masculins dans le film, et instrument de pouvoir pour les femmes qui savent s’en servir. C’est une idée comme une autre, et plutôt courageusement mise en avant, uniquement via les dialogues, dans le cadre d’une production aussi bling bling. Mais la façon dont le thème s’invite dans l’intrigue, ultra parcellaire, est à l’image du film tout entier : incongrue, incohérente, trop lourde de sous-entendus trop clairement soulignés. C’est l’une des marottes de ce Cartel constellé de dialogues aussi boursouflés que la fameuse rencontre finale de Matrix Reloaded ou que le récent Cosmopolis : jouer la carte du sursignifiant, de l’appétit vorace de Cameron Diaz (pour la bouffe, certes, mais surtout pour l’argent, et donc le sexe) aux guépards domestiqués de Bardem (symbole ultime de décadence typique d’un nouveau riche), en passant par les tonneaux de cocaïne cachés dans une citerne… d’excréments, métaphore pas très subtile du côté « patate chaude » du trafic de drogue aux USA.

Un coup d’œil sur Albuquerque

Cartel : à la frontière de l’ennui

À côté de ces aspects plus d’une fois plombants, Cartel déroule une histoire plus resserrée, celle de ce dit convoi à 20 millions de dollars : une poignée de scènes qui réveillent forcément le spectateur anesthésié par les discussions philosophiques entre Fassbender et Pitt ou avec le patron du cartel (Ruben Blades), et qui filent droit à l’essentiel, dans la lignée tonale du « western moderne » déjà illustrée par les frères Coen, et plus récemment par le chef d’œuvre télévisuel Breaking Bad. Est-ce un hasard d’ailleurs si l’une de ses stars, Dean Norris (aka Hank Schrader dans la série) fait une apparition fugace dans cette intrigue parallèle ô combien plus parlante que tout le reste du film ? C’est peut-être ça, l’objectif caché de Cartel : surfer sur l’esprit à la fois pulp et existentialiste du show de Gilligan, en tentant de s’approprier son sens du décalage et son humour noir n’épargnant personne, pas même les innocents piégés par leur naïveté.

Cela expliquerait aussi le soin maniaque apporté à la description des « techniques » du cartel, d’une corde à linge patiemment tendue en travers de la route au « collier surprise », en passant par le CD estampillé snuff movie : autant de techniques qui n’auraient pas dépareillé dans une série où l’on faisait exploser des têtes attachées à une carapace de tortue. Mais cette inclusion au forceps de moments gore, aptes à révulser les esprits les plus impressionnables, semble, paradoxalement pour un film s’appelant Cartel, ne pas être logique, dans ce polar de salon où se dessine dans de longues, si longues tirades, le mal-être de deux pays appelés à s’entre-dévorer indéfiniment pour un même objectif, futile et essentiel – la richesse. Le thème a beau se révéler fascinant, son illustration a chose d’insupportablement démonstratif et ampoulé, à mille lieues de la concision et de la vivacité d’esprit qu’on était en droit d’attendre de ses géniteurs.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

deuxsurcinq
Cartel (The Counselor) de Ridley Scott
USA / 2013 / 117 minutes
Avec Michael Fassbender, Cameron Diaz, Javier Bardem
Sortie le 13 novembre 2013
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