La jungle sri-lankaise, impénétrable, immuable. Un paysage sauvage synonyme de mort certaine pour Dheepan (Antonythasan Jesuthasan, un véritable ex-soldat, et magnétique trouvaille du film), décidé à fuir la guerre civile et ses fantômes. Pour rejoindre l’Europe, Dheepan décide, avec une femme (Kalieaswari Srinivasan) et une fille rencontrées pendant son voyage, de se construire une nouvelle famille et de prendre de fausses identités. Une fois en France, cet exilé au sombre passé obtient un poste de gardien au « Pré », une cité de la lointaine banlieue parisienne. La barrière du langage, l’entente difficile avec sa « femme » Yallini, la dangereuse cohabitation avec les dealers qui règnent sur les blocs HLM environnants : tout concourt à faire de la nouvelle vie de Dheepan un défi insurmontable.

Il y a encore quatre mois, quand Dheepan était projeté sitôt sorti des bancs de montage  au Festival de Cannes, d’où il est reparti avec la Palme d’Or, l’actualité n’était peut-être pas encore aussi teintée d’une tragique urgence qu’elle l’est désormais. La « crise » des migrants qui place la communauté européenne sous une pression d’une ampleur inédite a rattrapé le nouveau film de Jacques Audiard par le col, pour le replacer en plein cœur du maelström médiatique (cela ne suffira a priori pas à garantir un succès au box-office comparable à celui du Prophète). Et pourtant, Dheepan ne parle pas tant du parcours des migrants, de leur périple ou de leur calvaire en mer pour rejoindre les côtes de notre Vieux Continent (un sujet plus amplement abordé par exemple dans Nous irons vivre ailleurs, il y a deux ans), que de l’intégration en apparence impossible d’une famille d’exilés, qui doit construire sa propre histoire pour espérer exister dans une société qui ne veut pas s’attarder sur sa présence.

L’exil ou l’intégration

Dheepan : regarde les dealers tomber

Audiard, que l’on ne peut accuser d’être un cinéaste partisan, a qualifié son film palmé d’apolitique, et c’était, sans cynisme, la moindre des précautions à prendre lorsqu’il s’agissait de conter l’histoire de trois immigrés plus ou moins clandestins, confrontés à la violence d’une cité abandonnée par les pouvoirs publics. Dans un sens, le cinéaste au chapeau noir a raison de rester mesuré : après tout, Dheepan, derrière ses oripeaux documentaires, son apparence de fiction brûlante d’actualité est bien un film qui ne ressemble qu’à son auteur. Toujours accroché aux basques d’hommes en quête d’affirmation, de femmes en quête d’une certaine forme de transcendance, et de carcans familiaux ou sociétaux qu’il faut reconstruire ou faire imploser pour se forger un nouveau destin.

[quote_left] »Le travail sur le design sonore est très soigné et impressionnant. »[/quote_left] Tout comme Sur mes lèvres et De rouille et d’os, qui débutaient sur une longue partie intimiste, décrivant par bribes hachées et secouantes la vie et le quotidien de héros impassiblement tourmentés, avant de bifurquer progressivement vers le film de genre, Dheepan est, durant sa première heure, un drame social d’une grande acuité. Sans jamais adopter la position du donneur de leçon, qui nous ferait prendre fait et cause pour des innocents désarmés confrontés à la laideur d’une société antagonisante, Audiard et ses coscénaristes (le fidèle Thomas Bidegain et Noé Debré), brossent par touches successives le portrait contrasté de cet ancien Tigre du Tamoul qu’est Dheepan. Tout comme nous, les agents du pôle Emploi et les locataires de la cité ne savent rien de lui et de ses proches : personne ne se comprend, et pourtant tous doivent cohabiter, agir et aller de l’avant. Audiard met en scène l’angoisse, et paradoxalement l’humour involontaire qui découle de cette irruption en territoire littéralement étranger, avec un talent consommé pour capter le détail qui fait mouche, et les regards qui en disent long. Le rustre et mutique Dheepan cache en effet aux yeux du monde son passé de combattant, en contact indirect avec ses anciens patrons (l’occasion d’une brève mais brutale séquence de « retrouvailles » avec un ancien commandant lui aussi exilé, mais qui veut poursuivre la lutte à distance). Sa nouvelle mission, il l’a décidé, est de s’intégrer, mais, face à l’hostilité de Yallini, qui n’a qu’une idée en tête, rejoindre l’Angleterre, a-t-il raison de vouloir se conformer à cet idéal ?

La rage du Tigre tamoul

Dheepan : regarde les dealers tomber

C’est par un ample mouvement de caméra aérien, quittant le quotidien grisâtre, mais teinté d’un vague espoir humaniste de Dheepan de s’élever au-dessus de la cité et des grues synonymes de « rénovation », que le film bascule dans la fiction à codes, plus consciente de ses effets. Durant une belle scène nocturne, à la fenêtre de leur appartement, alors qu’il observent le ballet des voitures et des trafiquants qui entrent et sortent des halls d’immeuble, Yallini et Dheepan le soulignent même ouvertement : « on se croirait au cinéma ». Sans délaisser le lyrisme brut qui a fait son succès, et qui peut l’amener à ouvrir son générique sur un air d’opéra et l’image d’un héros-titre surgissant des ténèbres (avec un serre-tête criard du plus bel effet), Audiard montre les dents en transformant d’un coup les fameux dealers menés par Brahim (Vincent Rottiers, vu dans Bodybuilder) en ennemis à abattre, car impossibles à raisonner. Dheepan trace une ligne blanche à ne pas franchir, se saoule en chantant des hymnes patriotiques dans sa cave, et sort bientôt la machette pour apprendre une leçon aux racailles du bloc d’en face.

Il faut l’avouer : cette plongée très stylée dans l’univers du vigilante movie, qui relègue pour l’essentiel la violence hors-champ – le travail sur le design sonore est du coup très soigné et impressionnant – est abrupte, et tranche radicalement avec la construction dramatique qui précède. Pas que Dheepan devienne d’un coup aussi ivre de justice expéditive qu’un Justicier dans la ville : les signes annonciateurs de la colère de son héros sont déjà là, devant nous, dès les premiers instants, lorsque Dheepan, à bout de souffle après une poursuite dans Paris, s’exclame « Je n’en peux plus ! ». Mais cet artifice-là détonne un peu dans le cinéma toujours mesuré et méticuleux d’Audiard, qui esquivait par exemple avec dextérité les clichés attendus du film de prison dans son Prophète. Aussi assumé soit-il, ce troisième acte boucle chaque ligne narrative avec trop de désinvolture pour être pleinement convaincant. Il précède une conclusion encore plus maladroite : un happy end simpliste, qui condamne par omission l’intégralité de la société française. Au-delà du cœur émotionnel qui donne son rythme au film (il s’agit pour Dheepan de retrouver une dignité dans l’exil, en devenant le sauveur et l’époux véritable d’une femme elle vraiment innocente), Dheepan peine à dépasser ses passionnants enjeux de départ et à proposer un discours à la hauteur de sa mise en scène. De ce côté-là, pas de soucis : qu’il s’agisse de composition du cadre (l’ultime plan est d’une simplicité évocatrice qui force le respect), de direction d’acteurs ou de photographie, Audiard plane pour l’instant loin au-dessus de la concurrence.


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Quatre sur cinq

Dheepan
De Jacques Audiard
2015 / France / 114 minutes
Avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan
Sortie le 26 août 2015
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