S’il y a bien une œuvre qui mérite le qualificatif de « déceptif », c’est bien Drive, un exercice de style d’une pureté insolente. Le nouveau film de Nicolas Winding Refn, qui marque son retour dans le giron des studios hollywoodiens après la décevante première expérience de Fear X (qui mettait en scène John Turturro dans un film noir proto-lynchien), affiche un titre qui est autant une promesse qu’une gageure : avec ce simple mot, cette simple affiche – enfin, celle où Ryan Gosling est assis derrière son volant -, c’est tout un pan mythologique du cinéma américain qui afflue dans notre esprit surchauffé. Des pneus qui crissent. Des jantes qui volent. Des voitures qui décollent sur des tremplins invisibles, percutent des poubelles judicieusement placées ou décollent depuis une colline urbaine généralement localisée à San Francisco. Drive est ainsi cerné de toutes parts par un patrimoine de polars en tous genres, décérébrés ou définitifs, qui ont marqué n’importe quel spectateur avec un tant soit peu de mémoire. Mais dépasser Speed ou Fast & Furious n’est pas le but de « NWR ». Drive est d’un autre calibre, d’un autre univers aussi. Il ne dresse pas un autel aux carrosseries rutilantes. Il ne file pas pied au plancher, mais à son propre rythme, et, pour une bonne partie du film, loin du bitume. Déceptif, donc.

Dans la tête du Driver

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En apparence, Drive est un néo-noir dont l’enchaînement de situations archétypales renvoie à un cinéma ou une littérature d’un autre temps. Son héros est anonyme : le Driver (nommé par sa fonction, comme dans le film de Walter Hill du même nom) est cascadeur de jour pour le cinéma, et chauffeur émérite pour la mafia la nuit. Anonyme, mutique, impénétrable, le Driver est forcément fascinant, car avare en indices sur son passé (il ne parle quasiment jamais) et pourtant rempli de sentiments contradictoires qui ne s’expriment que par le langage corporel : son regard, son cure-dents qu’il mâchouille constamment, ou la sueur qui perle à plusieurs occasions sur son visage. La belle mécanique de son existence vacille le jour où il s’intéresse au sort de sa voisine, dont le mari va bientôt sortir de prison. Leur romance bucolique se change en ménage à trois, puis en engrenage tragique lorsque le dit mari l’engage pour une mission risquée (« la dernière », bien sûr), qui va lui faire perdre son légendaire sang-froid (1) et son anonymat.

Rien n’étonnera dans le déroulement de l’histoire contée par Drive. Tout rebondissement ou personnage est l’occasion de vérifier que les codes du film noir sont décidément aussi immuables qu’efficaces, et jamais Winding Refn ne tente de faire passer son script de série B (pourtant adapté d’un roman) pour le nouveau Usual Suspects. C’est paradoxalement la faiblesse et la force du film : assemblés avec un soin maniaque, magnifiés par le style écrasant, méticuleux, fétichiste de NWR, ces éléments pourtant bien connus du genre deviennent instantanément une part de notre imaginaire. Drive impressionne instantanément, dès les premiers plans, dès l’instant où ronronne la voiture du Driver dans la nuit californienne, au son d’une bande originale d’une classe té-ta-ni-sante signée Cliff Martinez, personnage à part entière de l’histoire. Cette coolitude affichée, cet existentialisme positif qui serait le pendant solaire du Michael Mann de Heat, Collateral ou Le solitaire, est le véritable carburant de Drive, lui conférant un pouvoir de fascination qu’on était en peine de retrouver dans le précédent opus du cinéaste Danois. Comme dans Bronson et les Pusher, Drive décontenance donc d’autant plus lors de ses brèves et intenses montées de violence, qui sont amenées avec autant de dextérité et d’assurance que dans les grandes œuvres du Nouvel Hollywood (on pense forcément à Scorsese) ou du nouveau cinéma coréen (l’intensité des sentiments amoureux y est là aussi associée à l’exacerbation de pulsions bien brutales).

La griffe Refn

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Winding Refn s’est adjoint les services d’un solide chef op’ pour son film (Newton Thomas Sigel, collaborateur de longue date de Bryan Singer), qui l’a sans doute aidé à reproduire à l’écran l’atmosphère urbaine inimitable de Los Angeles, des collines à la Bullitt où se déroule la plus impressionnante (mais encore une fois très brève) course-poursuite de l’année aux boulevards sans fin que le Driver parcourt la nuit. Mais on peut sans hésiter affirmer que ces cadrages amples, ces ralentis jamais ostentatoires, portent bien la griffe de l’auteur de la trilogie Pusher, jamais aussi doué que lorsqu’il s’agit de donner à un banal échange de regards une ampleur quasi-épique. A ce petit jeu, Drive peut compter sur un casting royal pour répondre à cette exigence de précision : Ryan Gosling, qui porte avec classe son blouson à effigie de scorpion doré, impressionne dans chacune de ses poses laconiques. Taciturne et vulnérable dans un même plan, il est le pivot inébranlable et fascinant du film, l’épicentre d’une œuvre qui virerait au caprice de formaliste sans sa présence animale pour l’incarner. Face à lui, Carey Mulligan est pour une fois supportable et crédible, loin de ses apparitions insipides à la Wall Street 2. Autour de ce couple à la réelle alchimie, une galerie de seconds rôles tente de donner du relief à des personnages peut-être trop vagues pour convaincre : Bryan Cranston, Charles Brooks et Ron Perlman se font plaisir, mais ils n’ont que peu de temps et de répliques pour vraiment nous marquer.

Drive ne répondra donc pas aux attentes de ceux qui espéraient un polar survitaminé. De manière presque ironique, les véritables cascades sont à chaque fois cadrées en plan large, ou à l’arrière-plan. Le bitume ne brûle pas en gros plan, contrairement aux yeux de Gosling lors des déjà cultes séquences de l’hôtel, du cabaret et de l’ascenseur (non, il ne s’agit pas de scènes de sexe, voyons…). Aussi samaritain et doué de bonté qu’il soit, le Driver ne sortira pas immaculé dans sa quête pour protéger celle qu’il aime. Enfin, le réalisateur ne se complaira dans une distanciation typique de celui qui veut mettre à tout prix le public dans sa poche, en se mettant avec lui à distance de l’histoire qu’il raconte. Drive est d’une pureté aveuglante, à tel point qu’on ne remarque même pas qu’il ne raconte finalement rien de nouveau. Cette manipulation jouissive méritait bien un prix de la mise en scène.

(1) : Les Canadiens ont d’ailleurs été pour une fois imaginatifs ET pertinents dans leur traduction franco-française du titre : Drive est devenu Sang-froid chez eux.


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Drive de Nicolas Winding Refn
De David et Alex Pastor
2011 / USA / 100 minutes
Avec Ryan Gosling, Carey Mulligan, Bryan Cranston
Sortie le 5 octobre 2011
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