Pourquoi ne pas commencer ce billet avec un bon gros lieu commun ? Un vrai, de vrai, de ce genre : « il n’y a pas plus subjectif que l’humour ». C’est vrai, ça : il y a moyen de s’entendre sur les qualités plastiques, narratives, thématiques, artistiques d’un long-métrage, mais pouvoir décréter officiellement, noir sur blanc, sans possibilité de faire appel, qu’un film est drôle ? Jeff « The Dude » Lebowski vous répondrait, en levant à peine son verre : « hé bien, c’est juste, on pourrait dire, ton opinion, mec ». L’humour est subjectif, donc. Il ne fait pas rire tout le monde de la même manière, il ne peut jamais toucher 100 % de son audience, et c’est ce qui rend son exercice à la fois aussi passionnant et aussi périlleux.

C’est pour ça que lorsque nous nous faisons les pourfendeurs de la comédie à la française dans la rubrique Qualité France, sans prendre la peine de voir les films, la subjectivité de nos propos est rappelée à chaque fois comme une sacro-sainte règle. Ce n’est que notre opinion, mec, de souligner la vacuité, le désert visuel et le malaise persistant que nous inspire une certaine frange du cinéma commercial hexagonal, qui perdure de toute manière sans obstacles, engrangeant les entrées par millions sur la simple base de ce constat répété sans enthousiasme excessif par les spectateurs : « C’était plutôt drôle ».

L’Édito de Nico : comédie française, le rire ou la honte ?Mais ce qui motive un édito entièrement consacré à ce sujet, et mérite qu’on s’y attarde avec cette même subjectivité, c’est la nette dérive de ce cinéma en apparence complètement déconnecté de toute pensée politique, vers une promotion à peine déguisée de valeurs nauséabondes. Déjà dénoncée dans cet article du site Le Vent se Lève, cette tendance n’est que la conséquence logique d’une parole politique qui s’est, ces dix dernières années, décomplexée à un point tel qu’elle a anesthésié le jugement moral du public. Cet abus de liberté de parole, qui ignore souvent les lois et les limites de la liberté d’expression, a amené des producteurs inconscients à dérouler le tapis rouge à des films comme Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?, et maintenant au plus rance À bras ouverts. Toutes les deux signées Philippe de Chauveron, toutes les deux emmenées par Christian Clavier, ces comédies voudraient se placer dans l’héritage prestigieux des comédies communautaristes populaires comme Les aventures de Rabbi Jacob. Un classique auquel on se raccroche pour défendre le côté inoffensif de ces films, dont l’un est un succès historique et l’autre se prépare à suivre son exemple.

Sauf que. Rabbi Jacob conte l’histoire d’un patron détestable et raciste, qui suite à un quiproquo doit se faire passer pour un juif hassidique et échapper à de méchants barbouzes arabes. Gérard Oury n’échappe pas à la caricature sur ce dernier point, mais la clé de la réussite de son film, au-delà des pitreries de Louis de Funès, réside dans le fait que tous les personnages en prennent à part égale pour leur grade dans cette aventure. Personne n’échappe au ridicule, chaque protagoniste est mis face à ses contradictions, et décide d’assumer son changement de mentalité.

L’Édito de Nico : comédie française, le rire ou la honte ?Dans les comédies de Chauveron, on rit toujours aux dépens des mêmes : les bourgeois de gauche (ces fameux « bobos » vilipendés à longueur de meeting par des gens comme Marine Le Pen), les intellos, et surtout les communautés ethniques et religieuses qui composent le tissu social français. Les juifs, les noirs, les arabes et pourquoi pas les chinois aussi. Pour Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? la morale, repoussante, du film était « on est tous un peu racistes ». Pour À bras ouverts, anciennement titré Sivouplééé (voilà, voilà, comme dirait l’humoriste au charisme d’huître Kev Adams), c’est encore pire. Cette fois, le refrain c’est « on est tous un peu xénophobes ». Comprendre : le couple bourgeois interprété par Christian Clavier (qui s’est fait la tête d’un BHL petit et gros) et Elsa Zyberstein, des bobos moralisateurs qui vivent dans le luxe – mais sont de gauche, attention, parce qu’ils défendent l’intégration, ces salauds -, sont mis face à leur hypocrisie lorsqu’ils doivent accueillir ces sangsues humaines de Roms dégénérés dans leur jardin. Bon enfant, hein ? On peut imaginer que le film amène tout ce beau monde à trinquer ensemble après avoir faire fi de leurs différences, et d’ailleurs, nombre de tweets innocents des premiers spectateurs entonnent la phrase clé « j’ai passé un bon moment ». D’autres, pourtant, sont remontés après avoir découvert cette comédie-là. Des rageux de bobos, peut-être ?

Rappelez-vous : l’humour est subjectif. Mais il y a des cas dans lesquels ce genre d’opinion interpelle. Avec son traitement de la xénophobie ordinaire, de l’intellectualisme vu comme une tare, ses coups de coude complices aux bas instincts de son audience, ses clichés illustrés comme des vérités (« mais c’est pour rire ! » rétorquent-ils), À bras ouverts comme son prédécesseur surfent sur une vague de démagogie qui ne peut être qualifiée d’inoffensive. Le film sortira moins d’un mois avant des élections présidentielles marquées par un ressentiment anti-élites et un repli sur soi sans précédent. Chauveron fait mine de dénoncer les travers de nos contemporains, mais légitime en réalité avec ses gags gras et ses calembours de bistrot (tous bien visibles dans la bande-annonce) une parole qui encourage le mépris de l’autre, ainsi que le chauvinisme immuable, inévitable, du bon Français blanc de la classe moyenne.

C’est ce genre de cinéma-là qu’on souhaiterait vraiment voir disparaître, plutôt que les comédies un peu neuneu de Dany Boon ou les interminables romcoms avec Alexandra Lamy. À l’heure où des élus FN explosent tranquillement et en public le point Godwin, en proposant sur le ton de la blague d’arracher les dents des Roms, il est dangereux de se cacher derrière la sacro-sainte subjectivité du rire franchouillard pour justifier des entreprises aussi crasseusement opportunistes et bassement populistes.