De la même manière que la Prohibition a permis à la mafia italo-américaine et aux gangsters de faire fleurir des trafics parallèles dans les années 20, la dictature militaire en Corée du Sud a favorisé jusque dans les années 80 la généralisation de la corruption étatique et du crime organisé. C’est au crépuscule de cet âge d’or mafieux que se déroule Nameless Gangster. Cette saga criminelle de plus de deux heures, pleine de passages à tabac, de trahisons, de casinos à maîtriser et de costumes exhibés avec un mélange de morgue et de contentement, pourrait passer pour une simple imitation des classiques scorsesiens, si elle n’avait pas pour héros un personnage aussi déroutant, interprété qui plus est par un acteur au sommet de sa forme.

L’ascension d’un imposteur

Ik-Hyun (Choi Min-Sik), fielleux et arrogant, mais plus malin qu’il n’y paraît.

Choi Ik-Hyun, dont nous faisons la connaissance alors qu’il vient d’être jeté en prison, passe pour être un parrain puissant. Du moins c’est ce qu’il fait croire, jusqu’à ce que son parcours, raconté en flash-backs, nous soit révélé. Fils d’un politicien ruiné, Choi est devenu agent des douanes, et en profite pour se faire une petite fortune en dessous de table et saisies non déclarées. Sa petite vie de fonctionnaire change lorsqu’il découvre dix kilos d’héroïne dans un container, et est mis en relation avec un jeune patron de gang, Choi Hyung-Bae. Entre le quarantenaire veule et fort en gueule, et le très zen gangster, le courant ne passe d’abord pas. Jusqu’à ce que le premier lui apprenne qu’ils sont parents éloignés (d’où le nom de famille identique). La famille, même élargie, est une notion primordiale en Corée, et l’improbable duo se retrouve à fonder ensemble un empire criminel.

La gouaille d’Ik-Hyun, son talent pour corrompre, couplée à la froide brutalité de Hyung-Bae et ses hommes, fait d’eux des criminels de haut vol. Mais Ik-Hyun n’est pas un gangster : c’est un fanfaron plus sensible au luxe et à la belle vie qu’aux principes de codes d’honneur que le gang veut lui inculquer. Et tout le monde va payer le prix de ses mensonges…

Combat sans code d’honneur

Hyung-Bae (Ha Jung-Woo), chef de gang pour qui l’honneur reste la plus importante des valeurs.

On peut critiquer la manière qu’a le réalisateur Yun Jong-Bin de dépeindre le monde des gangsters, en les présentant comme des hommes d’honneur presque fatigués de devoir courir et distribuer des baffes avec tout ce qui leur passe sous la main. Ce sont des criminels, certes, mais leur code moral est régulièrement mis en avant (comme lors de cette savoureuse réplique : « Franchement, un gangster qui dépose plainte pour s’être fait tabassé ? Mais où va le monde ? »), et finalement « respectable » en regard de l’ambiguité morale d’Ik-Hyun. Est-ce un génie, un opportuniste, un guignol ayant juste eu de la chance et les ressources pour toujours se tirer d’affaire ? Ou tout cela à la fois ? Ce point d’ancrage fuyant propose une manière inédite d’aborder ce sous-genre d’habitude si codé.

Yun Jong-Bin a trouvé dans cet homme atteint d’un sérieux complexe d’infériorité, prêt à prendre une raclée pour servir ses intérêts et « devenir numéro un », la personnification idéale de sa virulente critique sociale, qui fait de Nameless gangster bien plus qu’un mafia flick. Malgré sa reconstitution d’époque soignée, sa façon documentée de retracer la guerre contre le crime déclarée par le président Tae-Woo en 1990, malgré aussi sa structure classique de rise and fall typique du film de gangster, Yun Jong-Bin semble avant tout vouloir lancer un avertissement à ses contemporains.

La compromission et le double langage, qui sont les valeurs représentées par le personnage d’Ik-Hyun, lui ont permis de prospérer et de mettre les siens à des positions de pouvoir des années plus tard. La Corée, nous dit Jong-Bin, en creux, est à l’image de cette famille, bâtie sur des fondations poreuses et remplie de secrets honteux, résonant dans le présent comme le fait la voix de Hyung-Bae dans la tête de son « oncle ».

Drôle de pègre

Park (Kim Sung-Kyun) a un goût prononcé pour les karaokés mielleux…

Dans ce rôle exigeant, Choi Min-Sik capte dès les premières minutes le centre de l’attention, pour ne plus la lâcher pendant les deux heures qui suivent. Ogre « depardiesque », la star d’Old Boy et I saw the devil bouffe l’écran par sa gestuelle et son langage exubérant, jouant sur une bonhomie trompeuse pour garder une part de mystère. Face à lui, le jeune Ha Jung-Woo, révélation de The Chaser et Murderer, joue également sur la transformation physique pour incarner son opposé, Hyung-Bae, aussi détaché et calculé que son rival est expansif. L’acteur se révèle à la hauteur du duel qui lui est imposé, même si le réalisateur a tendance à garder sa caméra rivée sur la performance de son imposante star. Et cela, quitte à laisser sur le bas-côté toute une panoplie de personnages secondaires, attachants mais unidimensionnels : le procureur tenace et ses supérieurs ripoux, le beau-frère pseudo-karatéka, le bras droit hyper-violent ou la tenancière de club aux manières rustaudes.

Cet univers tragi-comique, teinté d’un humour vachard qui désamorce à plusieurs reprises les situations les plus sordides (comme ce début d’enterrement vivant faisant penser à Casino – la relation entre les deux héros évoque plus d’une fois celle de Sam Rothstein et Nicky Santoro), rend d’ailleurs le film très drôle et étrangement agréable – ne serait-ce qu’à l’œil, vu la qualité de la photographie et l’aisance de la mise en scène de Yun Bong-Jin. Le cinéma coréen n’est généralement pas à un paradoxe près, mais il est toujours surprenant d’être diverti par une fresque faisant le constat aussi pessimiste d’une société irrémédiablement pervertie par son passé.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Trois sur cinq
Nameless Gangster : Rules of the time (Bumchoiwaui Junjaeng)
De Yun Jong-Bin
2011 / Corée du Sud / 134 minutes
Avec Choi Min-Sik, Ha Jung-Woo, Jo Jin-Woong
Sortie le 4 décembre 2013 en DVD et Blu-ray
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