Les poupées, c’est un peu comme les clowns : impossible de véritablement savoir pourquoi, mais il y a quelque chose d’intrinsèquement flippant en elles. La preuve, il existe même un mot pour désigner ceux qui perdent leurs moyens en leur présence : les pédiophobes (attention à bien l’écrire). Cela vient peut-être de leurs yeux sans vie, ces yeux de bille écarquillés, qui vous fixent dans une sorte de morbide stupéfaction. Quint, le vieux loup de mer des Dents de la mer, ne fait-il pas référence aux poupées lorsqu’il décrit le regard du requin blanc prêt à dévorer sa proie ? Comme le grand prédateur de Spielberg, il est possible de projeter n’importe quel sentiment sur une poupée : c’est une page blanche, que l’on peut choisir de faire passer pour un objet sans importance ou pour un symbole du Mal absolu.

Les fictions télévisées et cinématographiques ont vite compris l’intérêt de ces objets inanimés, et la fascination qu’ils pouvaient exercer si l’on choisissait d’en faire des vecteurs d’angoisse. Dans la cinquième saison de La quatrième dimension, l’épisode La poupée vivante, avec Telly Savalas, met en scène une ravissante petite poupée brune nommée Tina, qui résiste étrangement à toutes les tentatives de ses propriétaires pour s’en débarrasser. À chaque fois que le jouet se retrouve au vide-ordures, il réapparait mystérieusement intact dans la maison, et se fait de plus en plus menaçant… Cette idée ne vous rappelle rien ? Mais oui, Conjuring, de James Wan, et sa poupée hantée que les époux  Warren préfèrent garder enfermée dans une vitrine plutôt que de la laisser… se déplacer à sa guise.

Balles de ping-pong, PQ et fil de pêche

James Wan : des poupées qui font « bouh » !

Le réalisateur australien, d’origine malaisienne, est un obsédé proclamé des poupées, non pas dans le sens où il en collectionne des centaines chez lui (voilà qui serait terrifiant), mais parce qu’il ne peut s’empêcher, depuis le début de sa carrière, de les mettre en scène dans ses longs-métrages. En 2004, dans Saw, James Wan nous présente Jigsaw, un maléfique (et increvable même quand il est mort) tueur en série interprété par Tobin Bell. Un original, aussi, qui élabore des pièges tarabiscotés pour piéger ses victimes, et qui s’annonce à elles à travers sa mascotte favorite, celle par qui passe son message simple comme bonjour, « I want to play a game » : Billy, une marionnette de ventriloque au visage bien particulier. Perruque noire éclatée, spirales rouges sur des joues protubérantes, et deux balles de ping-pong peintes pour les yeux : un visage dont on fait les cauchemars, et rentré dès la sortie du premier opus dans l’imaginaire collectif.

[quote_left] »Le Billy de Saw est instantanément reconnaissable et mémorable, surtout avec cette voix synthétisée, froide et sans émotions. »[/quote_left]

De plus en plus exploitée au fil des séquelles, au point d’être dotée de vie et de se mouvoir par elle-même (cela la rend paradoxalement encore plus inquiétante à défaut d’être réaliste), la poupée articulée va faire l’objet d’un merchandising effréné. Les Saw devenant chaque année synonymes de fête d’Halloween (les films sont à chaque fois programmés pour sortir le week-end de la célèbre fête anglo-saxonne, comme les Paranormal Activity), Billy est décliné à toutes les sauces, si possible sanguinolentes. Cette icône était pourtant partie de peu : construite à partir de pâte à modeler, de papier mâché et même de rouleaux de papier toilette, la marionnette était animée pour le premier film grâce à un fil de pêche. Même le système d’articulation de la mâchoire, qui lui donne l’illusion de la parole, est artisanal. Le résultat est instantanément reconnaissable et mémorable, surtout avec cette voix synthétisée, toute aussi froide et dénuée d’émotions que ces yeux rougeoyants. À l’époque du premier film, Leigh Whannell, le fidèle compère d’études et de scénario de Wan, assure que Billy réapparaîtra dans tous les films du duo, même subrepticement.

Le silence est mort

James Wan : des poupées qui font « bouh » !

Si elle n’a pas la même apparence, la poupée au centre de leur opus suivant, le mal-aimé Dead Silence, s’appelle également… Billy. Billy Shaw, pour être précis, du nom de la poupée que manipule la ventriloque Mary Shaw, morte il y a bien des décennies, mais dont la malédiction continue de peser sur la petite ville de Raven’s Fair. Contrairement à son confrère au tricycle, Billy Shaw n’est en apparence pas doué de parole, mais Wan, qui entre avec ce film de plain-pied dans le genre fantastique, lui confère des pouvoirs bien plus grands : Billy est une poupée « hantée », à la manière de ce bon vieux Chucky, et n’est que l’un des instruments de la vengeance que Mary exerce sur les habitants de la ville.

Dans ce long-métrage où explose tout l’amour que Wan porte au cinéma d’épouvante italien, et à Dario Argento en particulier, les poupées deviennent peu à peu le centre d’intérêt de chaque séquence, passant ainsi du statut de gadget iconique à celui de menace généralisée. La vision de centaines d’automates rivant d’un même coup leurs yeux sur le duo de pauvre héros incarnés par Ryan Kwanten (True Blood) et Donnie Wahlberg (qui sera ensuite dans Saw II) est tétanisante – c’est d’ailleurs le sujet du film : si vous criez, vous mourrez -, tout comme le sont les visions de leurs visages déformés par l’esprit maléfique de Mary Shaw. La vedette du show, et de l’affiche, reste Billy, une fois de plus. Avec son visage rond et ses yeux globuleux, il rappelle, en plus glauque encore, la poupée Fats de Magic (1978) de Richard Attenborough, suspense méconnu où Anthony Hopkins jouait un ventriloque persuadé d’avoir donné vie, façon Pinocchio, à un objet inanimé. Un thème familier à toutes les fictions abordant cet univers, de l’épisode de La Quatrième Dimension au sketch de la célèbre anthologie Dead of Night.

A puppet story

James Wan : des poupées qui font « bouh » !

Malheureusement pour Wan, cette tentative d’horreur gothique dénuée de tout second degré, et qui impose déjà des figures maléfiques particulièrement impressionnantes, fait un bide complet aux USA, et sort en catimini dans l’essentiel du monde. Peu vu, moyennement apprécié par la critique, Dead Silence fait figure de film maudit dans sa carrière, et éloigne pour un temps du genre le metteur en scène, qui se console en filmant Kevin Bacon avec le crâne rasé en papa vengeur dans Death Sentence. Son retour au film de fantômes se fait grâce à Oren Peli (Paranormal Activity) et Jason Blum, patron de la mini-major spécialiste de l’épouvante Blumhouse productions. Pourtant, peu de poupées à l’horizon dans Insidious, produit pour un peu plus d’un million de dollars. À part sur un tableau de classe, sur lequel un élève facétieux semble avoir dessiné le petit Billy et son tricycle. Une apparition clin d’œil, comme promis.

[quote_center] »Les premiers designs d’Annabelle versaient de manière encore plus manifeste dans une dimension hideuse. »[/quote_center]

Impossible de passer sous silence le rôle que les poupées jouent dans Conjuring – les dossiers Warren, un succès monstre (plus de 250 millions de dollars de recettes) qui a fait passer James Wan dans une autre dimension, et lui a permis d’enfanter sa troisième franchise. Dans ce film librement inspiré des « dossiers » des époux Warren, couple spécialiste du paranormal dans les années 70 et 80 (ils ont notamment été impliqués dans l’affaire Amityville), une poupée occupe une place de choix. Son nom est Annabelle, jolie demoiselle aux joues proéminentes habillée façon « belle de Louisiane », et que le duo enferme sous bonne garde dans son panthéon personnel des objets hantés. Plus amorphe que les deux Billy, Annabelle n’en suscite pas moins de fréquentes poussées d’angoisse : en cause, sa capacité à être déplacée d’une pièce à l’autre, signe manifeste qu’une entité la possède.

Un cauchemar inanimé

James Wan : des poupées qui font « bouh » !

Entrevue dans le prologue, Annabelle sera par la suite au centre d’un beau coup d’éclat : une rencontre démoniaque au sommet sur fond de rocking-chair. En une image (d’ailleurs reprise sur l’une des affiches teaser du film), James Wan synthétise le malaise insidieux qui peut être généré avec un simple objet de la vie courante. Plusieurs dessins de production de Conjuring révèlent que les premiers designs d’Annabelle versaient de manière encore plus manifeste dans une dimension hideuse, prouvant par là même la recherche graphique poussée associée à la création de ces malicieuses créatures démoniaques.

Celles-ci devraient continuer de hanter les mauvais rêves de certains esprits impressionnables avec la sortie d’Annabelle, préquelle / spin-off où, comme pour les suites de Saw, Wan n’a gardé qu’un rôle de producteur. Le film ne cherche pas tant à donner une personnalité « vivante » à la poupée (à la Chucky, là encore) qu’à jouer une nouvelle fois sur le sentiment tenace de terreur que peut inspirer ce jouet pas tout fait inanimé. Tenez, là, je l’ai encore vue bouger ! Mais si, je vous assure ! Ses yeux ont bougé, elle me mate !

[Une version légèrement différente de ce dossier est parue à l’origine dans le n° 3 de l’excellent « Cinémag Fantastique »]