Par une curieuse coïncidence, c’est au moment où Roman Polanski a été rattrapé en Suisse par son passé qu’a démarré une nouvelle bouillonnante période créatrice. La Vénus à la fourrure, présenté en sélection officielle au dernier festival de Cannes, est son troisième film en quatre ans, succédant à l’excellent The Ghost Writer et au moins mémorable Carnage. S’il est devenu difficile de faire la part des choses entre la tumultueuse vie privée du cinéaste et son œuvre, ce regain de forme s’avère malgré tout réjouissant si l’on considère que ces derniers longs-métrages, tous des adaptations, n’ont rien d’œuvres de « retraités » poussiéreuses, et dégagent au contraire une énergie et une férocité dont feraient bien de s’inspirer de plus jeunes metteur en scènes.

Une fois de plus, c’est une vieille marotte dans sa filmographie, Polanski a choisi d’explorer la forme du huis-clos en adaptant la pièce de David Ivès, elle-même inspirée du roman érotique de Sacher Masoch. Après avoir enfermé à double tour Catherine Deneuve, Sigourney Weaver ou Jodie Foster, c’est cette fois à sa propre compagne, Emmanuelle Seigner, que le réalisateur a demandé de se livrer corps et âme. À elle d’interpréter le rôle fantasque de Vanda, actrice vulgaire et mystérieuse qui arrive un soir d’audition en retard au théâtre où répète Thomas, metteur en scène égocentrique se lamentant du niveau des comédiennes qu’il reçoit. Malgré son apparence et son langage ordurier, Vanda se révèle étonnamment douée dans son interprétation (la pièce est, mise en abyme classique, une adaptation du roman de Masoch), l’écervelée mâcheuse de chewing-gum se métamorphosant à volonté au fur et à mesure qu’elle joue un texte qu’elle semble connaître par cœur. D’abord blasé, Thomas devient troublé, puis chamboulé par cette femme surgie de nulle part, qui le pousse dans ses derniers retranchements. Où s’arrête le jeu, où se révèle la vérité ?

Jeux de l’amour… et du masochisme

La Vénus à la fourrure : le petit théâtre de Roman

Se contraindre à n’avoir que deux rôles dans un film, dont l’un est un personnage de metteur en scène opérant une métamorphose particulièrement troublante (à mi-parcours, Amalric grimé et perruque ressemble à s’y méprendre à Polanski, période Le Locataire) et l’autre une actrice jouée par sa propre femme : voilà un postulat de base qui peut légitimement exciter l’imaginaire critique, si tant est que l’on veuille réduire la sœur Seigner à son background familial. Cette dimension-là n’est pas négligeable. Pourtant, La Vénus à la fourrure est moins une œuvre commentant l’art de la mise en scène ou de la direction d’acteurs, qu’un film sur le jeu, l’ivresse qu’il procure. Dans un mouvement inaugural endiablé, le film s’ouvre sur une sorte de faux plan-séquence au côté artificiel prononcé, remontant les rues de Paris jusqu’à l’ancien théâtre Récamier (où le film a été tourné en moins de trente jours). Là, les portes s’ouvrent comme par magie, propulsant tel un esprit omniscient le spectateur dans l’antre de Thomas, parangon de dédain qui, malgré les apparences, n’est pas le monstre de contrôle qu’il croit être. L’arrivée de Vanda, dont la réelle identité est sujette à moult interprétations, agit comme un révélateur et un châtiment. Le manipulateur d’émotions, qui veut imprimer sa marque sur une pièce traitant, ô ironie, du rapport entre dominant et dominé, devient manipulé, dans un patient mais inéluctable jeu de chaises musicales où tout s’inverse : les costumes, les postures, les rôles et même le sexe.

Ce dangereux pas de deux, Polanski s’en empare avec une visible délectation, se gargarisant des flots de paroles et de mots avec lesquels s’attirent et se déchirent Thomas et Vanda. L’humour, absurde et méchant, n’est jamais longtemps absent, mais le petit théâtre du cinéaste confine souvent à la cruauté pure : du Couteau dans l’eau à La jeune fille et la mort, en passant par Lunes de fiel, Polanski n’a jamais caché son attrait pour la manipulation psychologique et les relations teintées de sado-masochisme (une expression qui découle… de Sacher Masoch), où pointe à chaque fois la tentation féminine de la castration, symbolique comme littérale.

Images et obsessions

La Vénus à la fourrure : le petit théâtre de Roman

Sans trop en révéler sur le dénouement, un peu trop grandiloquent (on pense, et pas pour le meilleur, aux visions fantastiques grotesques de La neuvième porte), cette obsession-là est bien présente dans La vénus à la fourrure. S’il n’est pas exempt de longueurs et tombe parfois dans le piège, ô combien logique, du théâtre filmé, le film reste toutefois incroyablement bien ciselé, chaque angle de prise de vue soulignant dans les échanges entre Amalric (qui étonne moins qu’il convainc) et Seigner (rarement aussi bien mise en valeur dans un rôle à multiples facettes) les sentiments qu’ils tentent de cacher ou au contraire de souligner avec malice.

À ceux qui se demanderaient pourquoi le réalisateur polonais, bientôt octogénaire, n’a pas plutôt choisi tout simplement le théâtre pour adapter la pièce, une simple vision du film devrait suffire : s’il est tombé amoureux des mots d’Ivès, Polanski n’en a pas pour autant oublier sa nature d’homme d’images. S’il n’est pas du niveau de ses grands classiques hollywoodiens ou européens, La Vénus à la fourrure n’en reste pas moins une œuvre hautement recommandable, une pièce supplémentaire à son puzzle artistique, contaminée par des obsessions qu’il n’a manifestement pas fini d’exploiter.


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Quatresurcinq


La Vénus à la fourrure
De Roman Polanski

France – Pologne / 2013 / 96 minutes
Avec Emmanuelle Seigner, Mathieu Amalric
Sortie le 13 novembre 2013
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