La dernière décennie a été triste pour les aficionados d’Oliver Stone, en tout cas au rayon « fictions ». Polémiste rageur et emblème hollywoodien de la génération Watergate, alors même qu’il avait participé à la guerre du Vietnam, Oliver Stone a connu une décade prodigieuse entre 1985 et 1995, après avoir déjà connu le succès en tant que scénariste (pour des broutilles comme Midnight Express ou Conan le barbare). En une dizaine d’œuvres démontrant l’étendue de son talent de conteur, de The Doors à Talk Radio en passant par Platoon, Stone s’est assuré une place dans l’histoire, la haine farouche de certains, le respect de beaucoup. Les années 2000 ont, étrangement, été en revanche synonymes d’une certaine perte d’inspiration. L’échec retentissant de son boursouflé Alexandre a marqué le metteur en scène plus qu’il ne le déclare souvent. Ses trois films suivants ont jouer la carte du mysticisme cul-béni (World Trade Center), du sillon anti-Bush déjà tracé avec plus d’éclat par Michael Moore (W.) ou de la redite opportuniste et surlignée au marqueur d’un sujet sur lequel il avait déjà, prophétiquement, tout dit (Wall Street 2).

La femme qui aimait deux hommes

Ben, O et Chon, un triangle amoureux qui partage tout, au grand étonnement de leurs ennemis…

Bref, en quatorze ans, Oliver Stone n’avait pas réussi à retrouver l’énergie, la folie contrôlée et le tempérament de fouteur de merde qui électrisaient encore quelques années avant des projets aussi encadrés que U-Turn et L’enfer du dimanche. La seule preuve que la bête bougeait encore était à chercher du côté de ses documentaires, consacrés en grande partie à Fidel Castro ou à l’Amérique du Sud, et pour lesquels le réalisateur semblait le plus prêt à partir au combat, à défendre ses opinions et sa vision. Avec Savages, on est à nouveau loin de cette mouvance engagée et volontiers provocatrice, et dans le giron d’une production prestigieuse, made in Universal. Un film noir post-moderne qui joue encore, avec quelques années de retard, sur un ton mêlant humour noir et violence, outrance et personnages hauts en couleur. Bref, une tarantinade, genre auquel Stone avait apporté une contribution toute personnelle avec, bien sûr, Tueurs-Nés.

Savages évite malgré tout la redite, ne serait-ce que parce que son trio (son triangle, pourrait-on dire) de héros est le reflet de son époque : Ben & Chon – le rapprochement phonétique avec une célèbre marque de glaces n’est sans doute pas fortuit – qui cultivent la meilleure beuh du monde en toute indépendance, forment également un ménage à trois avec O (pour Ophélie), jeune blonde évanescente, « comme Butch Cassidy et le Kid », expliquent-ils. Ce sont à la fois des hors-la-loi, des capitalistes, des rebelles et des libertaires assumés. Ben est un ex-soldat qui est passé par l’Afghanistan, et a ramené de là-bas des cicatrices et un état d’esprit individualiste forcené. Chon est un diplômé de la haute société un poil new age, qui traite ses plants de cannabis avec amour et refuse la violence. Bien qu’opposés, Ben et Chon sont les meilleurs potes du monde (« et même un peu plus », soupçonnent leurs adversaires) : l’idéologie n’entre pas en ligne de compte dans leur amitié, sauf lorsqu’il s’agit de sauver ce qui les relie, à savoir O. On voit bien dans ces deux personnages inventés par le romancier Don Winslow ce qui a pu attirer Oliver Stone, cette dualité symbolique entre le troufion ayant perdu toute illusion et peur de la mort, et le pacifiste éduqué vaguement idéaliste, réunis par l’amour du joint, des blondes californiennes, et des plages ensoleillées. The American way, envers et contre tout.

Ma petite entreprise…

Ben & Chon en pleine « négociation » avec l’agent Dennis, un faux-jeton joué par Travolta.

Ce film-là est passionnant. Parce qu’il sonne vrai, actuel, parce que l’alchimie entre Taylor Kitsch (de John Carter et Friday Night Lights) et Aaron Johnson (caméléon révélé à la fois en Kick-Ass et en John Lennon dans Nowhere Boy) est idéale, et que Blake Lively est raisonnablement convaincante en Jeanne Moreau de la côte ouest, au centre des attentions de ses deux hommes comme du spectateur – O est en effet la narratrice omniprésente de l’histoire. Stone prend le temps d’expliquer, à coups de flashbacks, de montage percutant, de saturation soudaine des couleurs, les différentes strates de cette mini-entreprise illégale, où « tout se passe à 99 % sans violence », sur laquelle plane malgré tout une certaine mélancolie. Après tout, il n’y a pas que les villas et les filles dans la vie. Il y a les cartels aussi.

C’est la vraie partie « savages » du film : non pas celle, rebelle, du gentil gang californien, mais celle, barbare, des trafiquants mexicains qui arrosent le FBI et plombent des Américains déguisés en policiers, directement dans leurs rues. Stone n’a pas peur de plonger tête baissée dans les clichés imposés par cet affrontement, programmé dès les premières images, entre les petits détaillants et l’impitoyable conglomérat de Tijuana, mené par Elena, une veuve impitoyable jouée par Salma Hayek, qui se fait plaisir. L’homme a après tout rédigé le scénario de Scarface : on le sent plus en faveur de la légalisation du cannabis (au moins de la reconnaissance de ses vertus pharmaceutiques), que de celle de la cocaïne, car la violence que les deux trafics engendrent est finalement identique à trente ans d’écart. Trahisons, tronçonneuses, corruption et exécutions sont aussi au programme de Savages : un agenda joué, rejoué encore et encore, mille fois ailleurs, avec parfois plus de punch et d’à-propos que dans cette laborieuse variation alourdie encore par la plume de scribouillard de Shane Salerno (« auteur » de l’immortel Armageddon, mais aussi d’Alien vs Predator requiem et du reboot d’Hawaï Police d’état). On y croise certes un personnage intéressant, l’agent du FBI Dennis, un ripou couard et beauf joué à contre-emploi par John Travolta.

Quand c’est trop, c’est Benicio

La botte fatale de Savages, c’est Benicio Del Toro, en plein cabotinage incontrôlé.

Mais on se farcit aussi, et le mot est encore faible, le pire cabotinage de la décennie à venir « grâce » à Lado, homme de main brutal et sournois d’Elena, qu’interprète en totale roue libre Benicio del Toro. Oui, l’acteur oscarisé de Traffic, le Che de Soderbergh est ici plus pathétique qu’il n’aurait jamais pu l’être. Accent mexicain façon « patate dans la bouche », répliques improvisées qui tombent systématiquement à plat, surjeu total en décalage avec celui, « réaliste », du trio de tête… Del Toro semble jouer dans un autre film (peut-être le mexicain El Infierno), voire sur une autre planète. Dans ses scènes, le film noir rock’n’roll que tente d’être Savages se transforme en pantalonnade embarrassante. Le déséquilibre entre le portrait d’un trio qui rappelle, en beaucoup plus attachant, celui de La plage, et une intrigue de série B digne d’un DTV avec Cuba Gooding Jr. se fait plus voyant. Même l’artifice usé de la « fausse fin » est sorti du placard pour donner un semblant d’anticonformisme à un scénario qui ne tente plus rien dans son dernier acte, qui renonce à décoller après avoir promis l’ivresse.

Savages a tout de l’acte manqué pour son réalisateur, dont on espérait en fait plus grand-chose cinématographiquement parlant, et qui semble avoir voulu raccrocher les wagons avec le grand public, même si cela doit impliquer de chausser les gros sabots du thriller hollywoodien tristement fonctionnel. Il y avait sans doute une excellente chronique doucement amorale à tirer de Savages. Mais cela ne semble pas être l’objectif du moment pour Oliver Stone.


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Deuxsurcinq
Savages
D’Oliver Stone
2011 / USA / 132 minutes
Avec Taylor Kitsch, Aaron Johnson, Blake Lively
Sortie le 26 septembre 2012
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