Bien que les connotations du terme « anarchie » aient drastiquement évolué en un siècle, sa simple évocation suffit en France à nous ramener à une époque que l’on qualifiera faute de mieux de romanesque. Parce que ce mouvement philosophique naît durant la moitié du XIXe siècle, parce qu’il est autant associé aux grands auteurs de cette période qu’à des faits divers entrés dans notre mémoire collective (les méfaits de la bande à Bonnot, par exemple), la promesse des Anarchistes ne peut que celle d’un film d’époque fiévreux et passionné. Une œuvre qui dirait le sentiment de révolte rageuse qui saisit au tournant du siècle une partie du prolétariat, voyant dans la Révolution industrielle l’assimilation ultime de l’individu à un simple rouage dans la machine. Un retour en arrière qui trouverait un écho tout trouvé dans notre monde contemporain, où cette image presciente d’une humanité travailleuse anonyme et docile n’a jamais été aussi palpable.

Mais Les Anarchistes n’est rien de tout cela. Ce n’est pas un cours d’Histoire (le contexte de l’époque n’est même pas posé, ce qui ne va pas aider une partie du public à rentrer dans le récit), ce n’est pas un film qui s’exprime dans l’action. Ça n’est même pas un long-métrage qui titillera votre fibre rebelle, parce qu’il se complait dans les clichés d’un auteurisme hexagonal parfaitement antinomique à son sujet. De la romance un peu (cu)cul, des mots d’auteur, des numéros d’acteur et du huis clos paresseux : voilà ce qui constitue l’essentiel du deuxième film d’Elie Wajeman (Alyah), qui aura eu malgré tout l’honneur d’ouvrir la Semaine de la Critique à Cannes en mai dernier.

L’anarchie à domicile

Les Anarchistes : révolte au rabais

C’est que l’emballage est malgré tout plutôt vendeur : devenues stars sur la Croisette, Tahar Rahim (Un prophète) et Adèle Exarchopoulos (La vie d’Adèle) se sont retrouvés associés en tête d’affiche qui doit pourtant plus parler de communauté que de couple romantique. Et pourtant. Rahim incarne ici le gendarme Jean Albertini, un homme droit, un peu terne, en tout cas sans scrupules, malgré un douloureux passé d’orphelin. À Paris, en 1899, et comme beaucoup d’autres fonctionnaires, Jean est chargé d’infiltrer un groupe d’anarchistes, qui travaille en partie dans une usine de clous. Sous sa fausse identité, il approche le gang mené par Levèque (Guillaume Gouix, Les Revenants) et Mayer (Swann Arlaud, Ni le ciel ni la terre). Le groupe en question se réunit dans des bars, et loge dans un grand appartement bourgeois appartenant à une héritière. Les convictions de Jean sont ébranlées au contact de cette « nouvelle famille », dont fait partie Judith (Adèle Exarchopoulos), rebelle passionnée, mais indécise, qui tombe sous son charme. Pas suffisant cependant pour l’empêcher de poursuivre sa mission…

L’angle choisi par Wajeman et sa scénariste Gaëlle Macé tombe, c’est un fait, sous le sceau de l’évidence : en choisissant d’avoir recours au film d’infiltrés (et de s’inspirer du mal connu Traître sur commande avec Sean Connery), il permet d’introduire le spectateur à un monde secret et par essence souterrain, où la révolte prolétarienne se discute entre deux tournées générales. Et où le passage à l’action, qu’il s’agisse de piller des banques ou des riches patrons, devient bientôt une nécessité impérieuse. « Pour vivre, il faut soit travailler, mendier ou voler », résume Levèque, qui a fait son choix. Comme tout courant de pensée, l’anarchisme de ces personnages se nourrit du débat, et de cela, le film n’en est pas dépourvu. Bien au contraire. Mais il faut aussi que l’époque à laquelle ils réagissent soit représentée. Et ça, manifestement, le cinéaste n’en a cure. Filmé presque intégralement en gros plan ou plan moyen, Les Anarchistes est un long-métrage étouffant, qui ajoute au cloisonnement de son cadrage – pour vous donner une idée, le premier plan est un monologue de 5 minutes calé sur le visage d’Adèle / Judith -, un confinement absurde à une poignée de décors sans charme. Un appartement, un bar, un logis crasseux, une moitié de rue : les décorateurs n’auront pas eu à se fouler pour « recréer », dans un immeuble haussmannien et une impasse pavée sans doute, le Paris de 1900.

L’amour, toujours (ou presque)

Les Anarchistes : révolte au rabais

Dans ce contexte de pauvreté visuelle (la photo, tout en contre-jours blafards et bleus délavés, est immonde), qui rapproche le résultat d’un téléfilm de base, on ne peut que se reposer sur les comédiens, unique centre d’intérêt du réalisateur. Wajeman est un exemple supplémentaire de cette manie increvable qu’ont les « auteurs » francophones de faire reposer tout leur propos de cinéaste sur le dialogue et la direction d’acteurs. Pas que cela soit un défaut en soi : mais cela rend d’autant plus pénibles les films pourvus d’autant de tirades pompeuses (et parfois incompréhensibles, n’est-ce pas Adèle ?) et reposant sur un schéma narratif aux ressorts éculés. Albertini, on s’en doute, finira tiraillé entre son devoir et ses sentiments, mais il n’en reste pas moins un traître de premier ordre, sans autre circonstance atténuante que ses manques affectifs. Le groupe va lui bien sûr être confronté aux dissensions lorsque le recours à la violence succèdera aux tragédies. Nous pourrions être aux côtés de terroristes, de braqueurs californiens, ou de hackers de génie : le scénario serait le même. Surtout, bon sang, et l’anarchisme dans tout ça ? Est-ce juste une mission à remplir ?

[quote_center] »Les décorateurs n’auront pas eu à se fouler pour recréer, dans un immeuble haussmannien et une impasse pavée sans doute, le Paris de 1900. »[/quote_center]

Il faudra pour rester clément éviter de s’appesantir sur l’improbable histoire d’amour incluse au forceps dans ce paysage brinquebalant. Encombrante, artificielle, elle handicape aussi le personnage de Judith, qui se devrait d’être mue par ses convictions et non par ses instincts. Et le procédé anachronique de l’interview des anarchistes, que réalise sans que l’on comprenne bien pourquoi la bourgeoise pour justifier l’accumulation de monologues face caméra (sérieusement, on se croirait dans Faites entrer l’accusé), on en parle ? Il ne vaut mieux pas. Seuls réchappent de cette triste entreprise le toujours magnétique Tahar Rahim, dont les variations de jeu font passer mille émotions (il dit regretter que les comédiens français ne jouent pas plus avec le geste : il a bien raison), et le filiforme Swann Arlaud, dont le Mayer est le seul à représenter un véritable intérêt, vu qu’il concentre les paradoxes de l’anarchisme de cette époque. C’est dans l’amitié et le contraste entre ces deux personnages que réside la seule richesse d’un film frustrant et agaçant, en rien à la hauteur du cinéma de James Gray auquel on tente de comparer Wajeman (pitié).


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Un sur cinq
Les Anarchistes
D’Elie Wajeman
2015 / France / 101 minutes
Avec Tahar Rahim, Adèle Exarchopoulos, Swann Arlaud
Sortie le 11 novembre 2015
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